De la Solidarité Internationale aux Rapports de domination
L’association CRIDEV, rebaptisée en 2017 : « Centre de Ressources et d’Interpellation pour un monde sans rapports de domination », est en perpétuel mouvement, notre projet politique a des lignes directrices et est nourri au jour le jour par notre action associative.
Nous souhaitons apporter un regard critique sur les grilles de lectures et de pensées dominantes. Ces dernières sont imposées par les institutions, les médias... également pensées par les personnes de pouvoir (plutôt des hommes, blancs, cisgenre, hétérosexuels). Nous avons la volonté de travailler vers plus d’égalité réelle.
Certaines formes de pensées universalistes partent du postulat que les « humains » sont tout-e-s égaux en droit ; au CRIDEV nous partons du constat inverse : dans la réalité de nos lieux de naissance, de la classe sociale de nos parents ou éducateur-trices, de notre genre, de notre origine réelle ou supposée, de notre validité ou handicap... nous partons sur des pieds d’inégalités qui impactent nos vies. Certains « groupes sociaux », se retrouvent opprimés d’un point de vue systémique, structurel, par nos administrations, notre État, par nous-mêmes qui avons intériorisés inconsciemment ou consciemment des comportements pour asseoir notre pouvoir vis-à-vis d’eux-elles.
Qui sont les opprimé-e-s ? Ce sont les personnes vivant une mobilité forcée, les personnes pauvres, les palestinien-nes sous occupation, les femmes s’auto-définissant comme racisées, les personnes en situation d’errance, les personnes victimes de discriminations directes, indirectes, systémiques...
Notre envie au CRIDEV est de penser le monde, non pas avec les lunettes des dominant-e-s (visions académiques, légalistes, élitistes...) mais avec les lunettes des personnes opprimées en gardant notre juste place. Notre point de vigilance est de reproduire le moins possible, dans nos actions, les rapports de domination que nous dénonçons et de ne pas être des allié-e-s qui vont invisibiliser la parole, la lutte des personnes concernées.
Nous sommes tout-e-s en construction politique, nous nous inscrivons dans l’éducation populaire « politique » (tristes de ce pléonasme), c’est-à-dire ouvertes à toutes et tous mais conscient-e-s des rapports de domination, des inégalités réelles entre nous toutes et tous et des systèmes d’oppression que celles-ci créent.
Les inégalités de genre, de classe, de race, d’orientation sexuelle induisent que nous sommes des personnes privilégiées sur certains aspects et non privilégiées sur d’autres aspects. Questionner notre place dans la société et assumer notre point de vue situé nous permet d’intervenir, de former, de déformer, d’informer, d’interpeller en tendant vers l’objectivité.
C’est ce travail fondamental qui a démarré en 2016 et qui se poursuit, qui nous semble essentiel pour agir, notamment par notre thématique 2018-2019 : « Face aux oppressions : construire des luttes émancipatrices ». Thématique qui nous amène à travailler les notions de dominations, d’interdépendance, de luttes, d’oppressions, et d’émancipation.

Historiquement, le CRIDEV travaille autour des questions de Solidarité Internationale, notamment pour dénoncer des injustices sociales dans les pays des “Suds”. Aujourd’hui, si nous cherchons à agir sur les dominations au niveau local et international, et sur leurs interdépendances, nous continuons également d’agir dans le champ de la solidarité internationale, tout en cherchant à la transformer, à en actualiser le sens et les manières de faire.
Le travail sur notre point de vue situé et la volonté de parler le moins possible “hors sol” nous amène à questionner la notion de solidarité internationale et à la redéfinir. Il nous semble en effet que cette expression signifie encore dans l’imaginaire collectif « rapport nord-sud », et que sous couvert de solidarité internationale de nombreuses actions ici et là-bas tendent à reproduire un système de domination et d’exploitation issue d’une histoire coloniale.
Or, le clivage nord-sud a perdu de sa pertinence avec la montée en puissance de certains pays (Chine, Corée, Brésil, etc..) et le fait que les inégalités sociales se retrouvent dans tous les pays. Mais les rapports de force, s’ils ne sont pas figés, persistent. Comme quand l’Europe veut imposer des APE (accord de partenariat économique) aux pays ACP (pays d’Afrique, Caraïbes, Pacifique), on peut alors craindre une destruction des agricultures africaines.
Avec la globalisation toutes les luttes trouvent des échos dans les autres pays. Aujourd’hui, en Inde, en Afrique du sud, en Iran des mouvements sociaux se battent pour changer les rapports de domination qui existent entre hommes et femmes, d’autres se mobilisent contre l’inaction de leurs gouvernements face au réchauffement climatique, et d’autres encore pour lutter pour les libertés civiles que ce soit au Nicaragua, au Soudan ou au Niger.

Lutter contre les dominations c’est donc un combat multiforme qui se mène localement et globalement.
Or, Dans son acception traditionnelle, la solidarité internationale pense les rapports nord-sud plutôt que les rapports systémiques à l’échelle mondiale et les phénomènes de pouvoir/domination complexes. C’est pourquoi il nous est apparu essentiel et urgent d’aborder la question des rapports de domination dans le champ de la solidarité internationale, et de redéfinir ce terme.
Ainsi, pour nous, la solidarité internationale ce n’est pas :
- penser le monde et les relations internationales en terme de rapports nord-sud ;
- penser et donc agir à la place des personnes que l’on rencontre ;
- la bien pensance charitable et misérabiliste : tendance qui nous vient de notre culture judéo-chrétienne et qui nous amène, plus ou moins consciemment, à considérer d’autres groupes sociaux en prenant comme référence sa propre culture ou son propre groupe social, et en privilégiant les normes sociales de son pays, en les valorisant systématiquement ou en les considérant comme supérieures (#ethnocentrisme) ;
- faire un voyage dans un village, remarquer que les femmes marchent 3h pour aller chercher de l’eau, revenir en France, monter une association dans le but d’aller creuser un puits au cœur de ce village. Par notre histoire on va avoir une vision ethnocentrée et on va avoir envie de leur dire comment faire, calquer nos propres besoins ou envies, notre propre méthodologie et modèle de pensée.
Pour nous, l’enjeu c’est plutôt de :
- parler des solidarités et des luttes ici et là-bas, de leurs interdépendances ;
- introduire plusieurs échelles : échelle interindividuelle et échelle plus globale des rapports sociaux ;
- écouter et prendre en compte la parole des premier-ères concerné-e-s dans les « Projets de Solidarité Internationale », quels sont leurs attentes, quels sont les biais et où se situent encore les rapports de domination ;
- proposer différents niveaux d’actions :
• relayer des appels de peuples opprimés ici et ailleurs dans le monde, faire connaître les combats, luttes et oppressions qui sont invisibilisés dans les médias classiques ;
• partir dans un autre pays en tant qu’observateur/trice participant-e de ce qu’il s’y passe, s’en nourrir, être témoin de luttes menées là-bas afin d’enrichir nos pratiques ici.

Car, pourquoi quand on projette d’aller en Norvège, on prévoit d’aller visiter tel ou tel endroit et quand on projette d’aller au Burkina on souhaite agir ? Nous considérons cela comme du racisme intériorisé, toujours présent dans l’inconscient collectif et provenant de notre histoire coloniale.
Au regard de l’actualité du monde, la démarche du CRIDEV semble toujours nécessaire afin de mettre en lumière, relayer, prendre part ou s’imprégner des luttes, ici et là-bas, visant la justice sociale, l’autodétermination des peuples et l’émancipation de chacun.e.
C’est un travail que nous menons tout au long de l’année, à travers de multiples espaces : formations, ateliers, accompagnement au voyage, revue de presse géopolitique,… et par les « soirées causeries » où nous essayons de décortiquer en groupe les questions des rapports sociaux de domination : quelles en sont les sources ? De quelles substances sont-ils faits ? Comment sont-ils produits, et reproduits ? Qui ça arrange, et qui les subit ? Et alors comment lutter contre, pour construire des rapports sociaux plus égalitaires ?
C’est que, pour lutter contre ces dominations, il faut en saisir les mécanismes pour que l’histoire ne se répète pas, et ainsi faire dérailler la reproduction sociale des inégalités qui a une fâcheuse tendance à se répéter.
De ces analyses collectives, nous entendons les dominations comme : « un processus systémique qui s’exerce et se maintient sous de multiples formes. Elles peuvent être symboliques ou physiques, entre groupes sociaux, individus, ou institutions et s’exercent dans des rapports de forces qui créent des inégalités. La domination dans certains cas pourrait être tellement intégrée qu’elle serait alors inconsciente ; la violence, mal perceptible ».
Cette première définition issue d’un premier temps de travail en petit groupe a pu être de nouveau décortiquée en grand groupe. C‘est de cette façon que certain.e.s ont pu expliquer que dans cette définition étaient absentes les notions de contraintes, de souffrances, de supériorité, de rapports de pouvoir, ainsi que des acteurs de la domination et de leur conscience de cette dernière. Pour d’autres il paraissait important de nommer la différence d’échelle et donc d’enjeux qui se jouent à l’échelle individuelle et institutionnelle par exemple.
(… Extrait du préambule – texte d’orientation 2019)
Édito écrit par Lauriane P. et Damien G. Co-Président-e-s du CRIDEV