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Édito : « Face à la hogra, en lutte pour repenser son émancipation »

Face à la hogra, en lutte pour repenser son émancipation

Et si on se présentait ? La première chose à dire sur moi ? Euh… Je suis Algérienne ? On va pas se mentir, c’est l’info principale sur ma personne. Cette info sur laquelle tant de monde s’interroge en me rencontrant, mais aussi celle qu’on pourrait me reprocher de rappeler trop souvent. D’ailleurs, j’aurais bien agité le drapeau algérien devant vos yeux ébahis mais au lieu de ça, aujourd’hui, j’ai choisi les mots. En plus, puisque vous êtes là, j’imagine que vous espérez que je vous parle de ce qui se trame dans les rues d’Algérie depuis le 22 février. Un peuple qui se soulève, ça fascine forcément. Pour toutes les fois où l’on n’a pas su le faire pour soi-même.

Et puis ce peuple algérien, on le pensait résigné ou pétrifié quand il a préféré rester calme alors que d’autres « Arabes » se révoltaient les uns après les autres il y a quelques années. Car non, ça n’était pas notre moment. Il s’est agi d’atteindre une maturité politique collective, de continuer à regarder qui nous sommes, qui nous domine et comment.

Oh ! Petite précision qui a, je crois, une petite importance : je suis née, j’ai grandi et je continue de vivre l’essentiel de mon temps en France. J’ai certes passé du temps en Algérie depuis ma plus tendre enfance, mais ne me confondez pas avec celles et ceux qui se sentent étriqué-e- s, empêché-es-s dans « mon pays d’origine ». Ma suffocation à moi est un peu différente. Sachez simplement que si mes parents ont quitté ce pays il y a plusieurs décennies de cela, je me sens aussi en exil d’une certaine manière. Et j’ai conscience que je le serais où que je me trouve sur cette Terre en fait.

Bref, parlons peu, parlons hogra.

Le nom « hogra » (avec le verbe associé) vient spécifiquement du dialecte algérien. Et on pourrait le traduire par « oppression ». Peut-être aussi par « injustice ». Parfois même par « mépris ». Autant dire qu’il est pratique ce mot. Puis, force est de constater que son utilisation très courante par les Algériens et Algériennes a un impact dans nos façons de voir le monde. Car cette oppression on va la reconnaître et la désigner en tant que telle, en tant que « hogra » ; même sans utiliser de mot plus spécifique. On parlera de la hogra quotidiennement, quelle qu’en soit sa forme, et on racontera pourquoi c’en est une, ce qu’il s’est passé. On créera et entretiendra des liens sociaux via ce genre de conversations banales. C’est d’autant plus intéressant que ce terme fut exporté vers les pays voisins du maghreb et vers les quartiers populaires français. Certains et certaines parleront d’une culture de la victimisation. Certainement pas moi.

La « ma3rifa » (littéralement la « connaissance ») est un procédé oppressif qui fait beaucoup parlé en Algérie. C’est ce qu’on appelle aussi en français le piston. Celui-ci est flagrant en Algérie quand il est beaucoup plus hypocritement dissimulé dans une France prétendument méritocratique (cf. le fameux mérite à savoir ‘développer son réseau’). Aussi, si l’on se place en Algérie, refuser toute participation à un système de traitements de faveurs, en particulier si les occasions d’en bénéficier sont rares, est un mode de résistance hors-du-commun. Et ce pour deux raisons a priori opposées : D’abord, les lignes ne sont pas toujours faciles à distinguer entre geste de solidarité, rectification d’inégalités, et instauration de privilège(s). Ensuite, parce qu’à un moment, nous en sommes arrivé-e-s au point où le système D est tellement poussé qu’il devient un moteur de plus de l’individualisme.

Il faut dire que répandre et promouvoir un modèle occidental catalyse de nouvelles revendications, distrait les esprits, accentue les frustrations. Ce matérialisme importé est venue se mêler à une quête de justice sociale. Si bien qu’on commence à associer les deux. C’est ça aussi l’impérialisme. Parce qu’à l’heure de choisir ce que nous souhaitons après la chute du système en place, forcément on bégaie. A la libération de 1962, les dirigeants algériens étaient ouvertement inspirés par les modèles politiques à la mode à l’époque chez les Non-Alignés (le socialisme et le communisme). Et, même si aujourd’hui plus que jamais, nous nous reconnaissons comme un peuple et une nation uniques et même si le colonialisme français reste la figure de l’ennemi, il faut avouer que les influences sont là, dans nos têtes à toutes et tous. La culture politique mondiale est européo-centrée. Et dessiner un système ‘sur-mesure’ prendra d’autant plus de temps. Sans oublier que l’europe continue à susciter l’envie et à être perçue comme potentielle terre d’exil. Donc je blâme cette europe pour la confusion qu’elle participe largement à créer dans les cœurs et les esprits de celles et ceux qui, dans l’absolu, condamnent son impérialisme d’hier et d’aujourd’hui car se reconnaissent comme victimes de celui-ci.

D’ailleurs, comprenez que celles et ceux que nous voudrions voir dégager de la scène politique et publique en Algérie sont détesté-e-s car, en privilégiant leurs intérêts personnels, iels ont brisé les intérêts d’autres Algériens et Algériennes, mais ont aussi, par là même, protégé ceux de la France. Mon goût pour l’euphémisme me fait dire qu’il s’agit là d’une circonstance aggravante à l’encontre de celles et ceux qui ont « volé le pays ». Alors, bien que je ne sache pas ce qui va sortir du mouvement pour la libération de l’Algérie 2019, je suis convaincue, en entendant les slogans scandés et chantés et les prises de paroles individuelles, en lisant les pancartes et les post-its sur la place Maurice Audin à Alger, que ce projet aura pour priorités la justice interne et l’anti-impérialisme, notamment économique. Créer les conditions à l’émancipation de toutes et tous. Reconstruire notre pays de toute pièce nous enthousiasme par principe. Et une partie non-négligeable de la diaspora s’est déclarée prête à se joindre à une lutte dont elle ne souhaite surtout pas être la tête pensante. Comme au temps de la révolution décoloniale, les places entre celles et ceux en Algérie et celles et ceux installé-e-s en France ou ailleurs apparaissent bien distinctes.

Parce que le FLN était le Front de Libération Nationale avant de devenir un front de ligotage national, nous nous rappelons. Nous nous tournons vers les résistances décoloniales de nos aîné-e-s et en abreuvons notre fierté. Cette fierté ou ce « nif » algérien (littéralement « nez »), qui a rendu intolérable cette nouvelle atteinte à nos dignités que représentait le 5e mandat. La France a, pendant 132 longues années, par ses crimes, armer la conscience politique algérienne. Et celles et ceux qui ont trahi cette conscience par la suite, en mettant l’accent pendant les décennies suivantes sur les atrocités de l’ancienne puissance coloniale occupante, nous ont permis de faire des parallèles entre oppressions d’hier et d’aujourd’hui, donc entre victoires d’hier et possibles de demain. Ajoutez à cela que la jeunesse a le temps de défiler dans les rues, face au chômage et aux études sans issue. Voici comment des oppresseurs tissent leurs propres linceuls.

En Algérie, 2 personnes sur 3 ont moins de 30 ans.

Sélection de slogans

« On leur dit que la soupe est trop salée et eux nous changent les cuillères »

L’humour algérien est un élément essentiel du mouvement parce qu’il se prête si bien à la politique. C’est dans les pires situations que sont inventées les blagues les plus populaires en Algérie, les plus belles punchlines. Alors oui, elles sont empreintes d’amertume, mais elles permettent d’exprimer celle-ci le plus souvent possible et de s’échapper du statut de victime.

Une femme algérienne déterminée à nettoyer le système.

« l bled bledna w ndirou rayna » - (ce pays est notre pays et on fait ce qu’il nous plaît)

« klitou l bled, ya sera9in » (vous avez mangé le pays, voleurs !)

*Face aux canons à eaux* « zidouna l shampooing nwelou labess » (ajoutez le shampooing et on ira bien)

Enfin, « ta7asbou ga3 » est scandé par la foule : « vous serez tou-te-s jugé-e-s »

Le mot d’ordre est clair : les coupables, une fois mis hors d’état de nuire, rendront l’argent.

Un slogan français : « Ni ingérence ni indifférence »

Avec sa célèbre maxime vis-à-vis de l’Algérie, l’État français s’intéresse à ce qu’il se passe et personne ne peut croire en une curiosité innocente. En revanche, interrogeons l’intérêt prononcé des personnes non-algériennes dans la société française pour ce qu’il se passe en Algérie. Vous verrez. Nous verrons. Nous le répétons, c’est une affaire de famille. Et si un désir de complicité apparaît comme au temps où Alger était un lieu de pèlerinage pour les révolutionnaires, on en causera plus tard. Mais pour l’instant, il s’agit de prendre son temps pour nous réinventer. Comment concevoir un système avec des garde-fous qui réprimeront toute tentative d’abus de pouvoir ? Comment garantir que la classe politique accompagne une société en constante mutation ?

Le combat continue

L’une des villes qui a ouvert le champ de la contestation n’est autre que Kherrata, le 16 février dernier, lieu d’un massacre sans nom le 8 mai 1945 et les jours qui suivirent, pour avoir revendiqué pacifiquement le droit à l’auto-détermination et à la libération du peuple algérien. Les symboles sont nombreux et les plus âgé-e-s ont rejoint les rangs de cette seconde révolution. Les images des rues d’Algérie en 2019 rappellent les scènes de liesse de juillet 1962. Les quelques jours de grève générale au début du mouvement ont eu pour inspiration la grève des 8 jours, qui a eu lieu en 1957, alors qu’une pression économique et une démonstration massive d’unité étaient adressées aux forces coloniales françaises. Dans les rues, on prétend, en participant à la contestation, faire honneur à des martyrs de la révolution, tombé-e-s avec en tête pour le pays un idéal qui attend encore d’être vécu.

En somme, ne prétendons guère comprendre un peuple dont nous ne faisons pas partie, comprendre un contexte social que nous ne vivons pas, comprendre des modes d’action et de pensées sans avoir les références historiques qui les construisent jour après jour et génération après génération.

Bonus international

Conscient des parallèles nombreux entre la lutte des Palestiniens et Palestiniennes pour leur indépendance et l’histoire décoloniale algérienne, le mouvement algérien actuel n’hésite pas brandir le drapeau de la Palestine aux côtés des drapeaux national et amazigh. Et certaines chaînes d’infos algériennes, quant à elles, aiment ajouter aux images de manifs, le poème « Mawtini » composé par le Palestinien Ibrahim Touqan dans les années 1930 et très populaire dans tout le monde arabe.

Lien

Un extrait de ‘Mawtini (Ma patrie)’ :

مَوطِني مَوطِنِي

Ma patrie, ma patrie,

الجلالُ والجمالُ والسّنَاءُ والبَهَاءُ

Vigueur et beauté, splendeur et pureté

في رُبَاكْ في رُبَاكْ

sur tes collines, sur tes collines

والحياةُ والنجاةُ والهناءُ والرجاءُ

Vie et délivrance, bonheur et espoir

في هواكْ في هواكْ

dans tes airs, dans tes airs

هلْ أراكْ هلْ أراكْ

Te verrai-je ? Te verrai-je ?

سالِماً مُنَعّماً وَ غانِمَاً مُكَرّمَاً

En paix et prospère, victorieuse et honorée ?

هلْ أراكْ في عُلاكْ

Te verrai-je, dans ton éminence ?

تبلُغُ السِّمَاكْ تبلغُ السِّمَاك

Atteindre les étoiles, atteindre les étoiles

مَوطِنِي مَوطِنِي

Ma patrie, ma patrie

مَوطِنِي مَوطِنِي

Ma patrie, ma patrie

الشبابُ لنْ يكِلّ هَ ه مهُ أنْ تستَقِلّ

La jeunesse ne se lassera pas de sa quête pour ton indépendance

أو يَبيدْ أو يَبيدْ

ou elle mourra, ou elle mourra

نَستقي منَ الرّدَى ولنْ نكونَ للعِدَى

Nous boirons de la mort, mais nous ne serons jamais aux ennemis

كالعَبيدْ كالعَبيدْ

tels des esclaves, tels des esclaves

لا نُريدْ لا نُريدْ

Nous ne voulons pas ! Nous ne voulons pas !

ذُلّنَا المُؤَبّدا وعَيشَنَا المُنَكّدا

D’une perpétuelle honte, ni d’une existence malheureuse

لا نُريدْ بلْ نُعيدْ

Nous n’en voulons pas, mais nous retrouverons

مَجدَنا التّليدْ مَجدَنا التّليدْ

notre gloire passée, notre gloire passée

مَوطِني مَوطِنِي

Ma patrie, ma patrie.

Édito écrit par Manelle H., volontaire en Service Civique au CRIDEV.