al-Andalus : quand les lanternes du passé éclairent le présent…
Le CRIDEV est un centre de ressources et d’interpellation qui travaille sur les discriminations multifactorielles, les obstacles et empêchements qu’on peut être amené.e.s à vivre à différents endroits de nos vies et en fonction de qui on est, de nos apparences réelles ou supposées, de nos genres réels ou supposés, de notre appartenance religieuse réelles ou supposées…
Ces obstacles, on peut les croiser à différents endroits de nos vies, à l’école, au collège, à l’université, dans notre recherche d’emploi, à la piscine, sur une plage, au guichet de la CAF, chez le toubib, etc…
L’enjeu pour le CRIDEV : éclairer/ mettre en lumière (en lanterne) les racines de ces obstacles. Parfois, pour cela, on a besoin d’aller chercher dans le passé ce qui s’est joué, vérifier comment et par qui l’Histoire a été racontée pour comprendre et voir quelles sont les répercussions toujours actuelles…
Revenir sur l’histoire d’al-Andalus, reconstruire et présenter cette histoire d’un point de vue décolonial, permet de mettre en lumière le récit colonial qui en a été fait et de mettre l’accent sur qui continue à maintenir ce récit colonial et le pourquoi…
L’histoire d’al-Andalus vient éclairer des choses sur ce qui se passe présentement dans nos sociétés. En effet, revenir sur l’histoire d’al-Andalus c’est aussi se donner des billes de compréhension sur les mécanismes islamophobes institutionnalisés et incorporés à différents échelons de la société, en France et en Europe.
Revenir sur l’histoire d’al-Andalus,c’est replacer les choses dans leur contexte, s’est redire haut et fort où se situe les inventions/ la naissance des 1er.e.s sociologues, des mathématiques, de l’art, du rapport à l’hygiéne de vie avec les piliers de Islam comme préceptes à suivre ….
C’est dans cet esprit et perspective qu’un 1er travail a été fait sur l’histoire d’al-Andalus à travers la création d’une frise historique permettant de (re)découvrir la riche histoire de cette période, de cet espace, de découvrir des noms dont on nous parle peu ou pas à l’école, dans nos livres d’histoire…
J’ai déjà eu l’immense chance tout petite d’être en présence d’un millième de cette riche histoire à travers la découverte de l’Al hambra de Grenade (cet immensité palatial constituant l’un des monuments majeurs de l’architecture islamique), néanmoins c’est véritablement aux cotés de Zahra et Fatima- Zahra que j’ai découvert et vraiment appréhendé l’histoire d’al-Andalus. C’est avec et grâce à elles que nous avons travaillé sur la création d’un outil pédagogique permettant de “mettre en lanterne” cette histoire. L’occasion pour nous de mettre en place une causerie au CRIDEV et un 1er atelier à la mosquée Ibn Khaldûn ( un grand merci encore pour l’accueil si chaleureux).
Mon envie pour cet édito : pouvoir passer le micro et la plume à Zahra et Fatima-Zahra, d’entendre leurs points de vue et analyse sur cette histoire toujours présente d’al-Andalus !

E : Si tu devais résumer l’histoire d’al-Andalus en quelques mots…Que dirais-tu ?
Z. : Je dirais que c’est 8 siècle de présence musulmane en Occident avec une apogée culturelle, artistique et scientifique sans précédent. Une apogée qui concerne les sciences arabes mais pas que, c’est une période de cohabitation et de cohésion entre les 3 grandes religions monothéistes. Une espagne musulmane qui a permis aux personnes de confessions juives de vivre en paix, et qui a également permis l’apparition et la découverte de personnes inspirantes, influentes et hautement qualifiée de cette communauté tel que Maimonides – philosophe juif séfarade médiéval qui est devenu l’un des érudits de la Torah les plus prolifiques et les plus influents du Moyen Âge. Un Espagne musulmane qui a permis les pluralités d’identités, religieuses, de nationalités et garantissant à chacune.s des droits et du respect…
FZ : al-Andalus, c’est cette lumière qui jaillit dans l’obscurité de l’Europe médiévale et qui changea la face du monde. 711, alors que l’Europe occidentale connaît l’une des périodes les plus sombres de son histoire, marquée par les guerres, la misère et l’intolérance, elle verra naître en son sein, dans la péninsule ibérique, une civilisation pluriculturelle, communément présentée comme arabo-musulmane où les différences liées à l’appartenance religieuse et culturelle s’exprimeront sans crainte. Les querelles intestines, luttes de pouvoir et autres conflits qui ont parfois secoué la société médiévale andalouse ne sauraient discréditer le rayonnement culturel et scientifique galvanisé par des échanges interculturels alors sans pareil en Occident. C’est l’âge d’Or, les réalisations de cette civilisation fraieront les sentiers qui mèneront plus tard à la Renaissance permettant l’éclosion de la civilisation occidentale. al-Andalus est une renaissance avant la Renaissance, des siècles de lumières avant le Siècle des lumières.
La tolérance, la foi, la raison, le savoir et le beau sont, me semble-t-il, les maîtres mots pour décrire une civilisation qui a brillé et su éclairer de son génie tout un monde avant de s’éteindre dans la douleur après la chute de Grenade en 1492.
E : Quel est ton rapport à l’histoire d’al-Andalus ? Pourquoi te tient-elle à cœur ?
Z. : Cette histoire me tient à cœur car elle permet d’aller à l’encontre de cette fausse idée que l’Islam et l’occident sont incompatibles. Elle vient invalider toutes ces théories nauséabondes de choc de civilisations, d’incompatibilité, d’étrangéité même… Elle permet également de redire que c’est cette civilisation qui a permis à l’occident d’avancer et ce sur pleins de pans différents ! En effet, on essaye de nier tout un pan de l’histoire,on cache des héritages, et cela permet de contrôler aussi bien l’Histoire que les personnes elles-mêmes. C’est une façon de maintenir les musulman.e.s sous contrôle ainsi que de nier tout l’apport philosophique qu’al-Andalus a apporté à l’occident.
J’ai fait un bac littéraire et j’ai été surprise qu’à aucun moment l’on évoque le philosophe Ibn Rushd, plus connu sous son nom latinisé d’ Averroès. Ibn Rushd est un érudit (médecin, juriste, mathématicien,philosophe…) dans la Cordoue du 12e siècle, et le père de la philosophie occidentale à travers ses commentaires d’Aristote. Il donnera ainsi au monde musulman et latin accés à la philosophie grecque. L’héritage philosophique et scientifique d’al-Andalus, et plus largement l’héritage de langue arabe et son apport à l’occident latin sont mis de côté, invisibilisés.
Peu de jeunes de nos jours connaissent Ibn Tufayl, Avenzoar (Ibn Zuhr), Al-Majrîtî, Al-Jayyani, Ibn al-Baytar, Ibn Zeydoun, Wallada, Ibn Hazm… pour n’en citer que quelques-un.e.s.
De plus, il faut préciser que cet apport n ‘est pas seulement philosophie et scientifique, mais aussi culturel et artistique. L’on peut citer l’héritage architectural laissé par cet occident musulman à travers l’exemple de la Alhambra de Grenade, la Giralda de Séville, la Mosquée de Cordoue ou encore Tolède et tout son patrimoine islamique médiéval. Ou encore l’art de vivre et la musique introduits en al-Andalus par Ziryab et son fameux luth à 5 cordes. On n’ oubliera pas non plus la poésie, domaine privilégié et dont lequel excellait les andalous de l’époque et plus largement les arabes.
Cet héritage est encore présent dans la langue aujourd’hui puisqu’il y’ a plus de 4000 mots arabe dans la langue espagnole, pareil pour le français.
On se rend donc compte que tout l’héritage gréco-romain est mis en lumière alors que l’héritage islamique est mis de côté, nié. Et il est de notre devoir, nous qui connaissons cet héritage, de le transmettre afin que l’Histoire ne s’écrive pas sans nous !
FZ : Je sais que l’histoire d’al-Andalus mérite une attention particulière parce qu’elle a indéniablement des choses à nous enseigner. Certes, elle ne plaît pas aux détracteurs de l’Islam qui ne peuvent admettre qu’une civilisation dite arabo-musulmane ou hispano-musulmane puisse avoir une quelconque corrélation avec la naissance de l’Europe moderne, ce qui mettrait à mal l’idée ressassée selon laquelle l’Islam est une étrangeté étrangère.
Les nombreuses tentatives de falsification de l’histoire montrent qu’il est important de transmettre cette histoire avec les sources scientifiques et historiques qui les accompagnent. Par ailleurs, je trouve qu’elle n’est pas correctement ni suffisamment enseignée dans les programmes scolaires, j’y vois là une volonté d’occulter un pan important de l’histoire de l’humanité, voire peut-être de conforter certains clichés négatifs ancrés dans l’inconscient collectif concernant les arabes, les maghrébin.e.s et les musulman.e.s.
E:Quelle importance de transmettre cette histoire ?
Z. : L’écrivain uruguayen Eduardo Galeano parlait de la nécessité de connaître le passé afin que “le présent avance libre de tout piège”.
Et effectivement, en tant que musulman.e, il me semble important de connaitre ce passé, afin de pleinement prendre place dans la société et l’Histoire, loin de toute falsification, tromperies ou encore manipulations en tout genre. L’histoire d’al-Andalus vient nous rappeler qu’on était là, que l’on a apporté des choses, qu’on ne peut pas être diminué.e dans notre valeur, que nous ne sommes pas inférieur.e.s et que nos voix comptent. Il faut rappeler qu’ à la fin d’al-Andalus, en 1492 des capitulations furent signées par le dernier roi arabo-musulman Boabdil et les Rois Catholiques (Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon). Ces capitulations garantissaient aux musulman.e.s la libre pratique de leur culte et culture, or aucune des clauses ne fut respectées, les musulman.e.s furent bientôt contraint.e.s de se convertir au catholicisme ou de quitter le territoire : le nom de Morisques leur sera alors donné.es. Iels seront persécuté.e.s, emprisonné.e.s, déporté.e.s, tué.e.s avant leur expulsion définitive en 1609-1613.
Rappelons que le même sort avait été réservé aux juifs/juives d’Espagne. Les personnes de confession juive qui se convertirent furent appelé.e.s conversos et ceux/celles qui quittèrent Sefarad (nom donné à al-Andalus par le peuple juif) trouvèrent refuge en Nord Afrique. Ces même juifs/juives qu’on nommait de manière infamante, marranes lorsqu’iels étaient soupçonné.e.s de continuer à pratiquer secrètement leur religion. Le mot « marranos » signifiant « porcs » en espagnol et faisait référence à l’interdiction de manger cet animal pour les pratiquant.e.s du judaïsme et de l’islam.
Cette histoire fait clairement écho à la période actuelle dans laquelle nous vivons et me renvoi à toutes les interdictions qu’on nous fait vivre sur les habits, la possibilité de se couvrir la tête ou non, de manger hallal en toute tranquillité… Le fait de connaître notre histoire, c’est se redonner de l’importance, se redire qu’on a une place dans la société, qu’on a apporté des choses et qu’on continuera à apporter.
Toutes les sociétés dites musulmanes ont beaucoup apporté à l’occident ( les Omeyyades, les Abbassides, l’empire Ottoman…) et c’est important de connaître cela pour comprendre notre chemin actuel, valoriser notre histoire, nos ancêtres…
Sans le travail de traduction et de production des arabo-musulman.e.s, l’occident n’aurait sans doute pas eu un tel accès à Platon, Aristote, Galilée… En somme, l’héritage gréco-romain, a été rendu possible grâce au travail fourni par l’héritage islamique.
Quand je pense au programme d’histoire ou de littérature en France, c’est comme si l’on avait jamais existé dans l’histoire, on nie notre présence, et c’est compliqué de se penser actuellement.
L’enjeu c’est d’aller à l’encontre des discours actuels sur l’Islam comme non compatible avec les sciences alors que les plus grand.e.s scientifiques sont d’abord musulman.e, c’est redonner une image juste et de valeur aux personnes. L’enjeu est également de reparler de l’histoire, des personnes inspirantes dans les sciences, les arts et qui ont fait partie de cette histoire pour que les jeunes puissent s’identifier, que cela puisse être source d’inspiration. al-Andalus est une période riche de culture, du point de vue des arts : musique, poésie, prose qu’il faut continuer à faire connaître, qui sont de vraies sources d’inspiration…
E : Quels échos cette histoire fait au présent ? Quelles résonances avec la période actuelle ? En quoi l’histoire d’al-Andalus éclaire les lanternes du présent ?
Z. : L’Histoire écrite par l’occident latin a ignoré tout cet occident musulman, le fait de retravailler cette histoire là me semble trés important et riche en terme de ressources inspirantes. Cela permet également de comprendre/ décrypter les discours politiques actuels et de se rendre compte que malheureusement peu de choses ont changé … En Espagne, l’histoire d’al-Andalus est traitée pareil qu’ici voir pire, c’est une histoire très vite survolée, tu peux tomber dans ton cursus sur des spécialistes qui vont pouvoir un peu plus t’en parler mais les enseignant.e.s ne vont jamais en profondeur dans cette histoire, elle n’est qu’évoquée, survolée.
En Espagne, on assiste à une ignorance voire à une falsification de l’histoire d’al-Andalus. En effet mettre de côté une partie de l’Histoire et faire comme si elle n’a jamais existé permet encore une fois de garder le pouvoir, d’éviter tout renversement de l’ordre colonial établi pour ne surtout pas permettre à certain.e.s de se sentir plus légitime, à gagner en assurance, en confiance en eux/ elles.
Pourtant, l’Islam a bel et bien existé en occident mais cela semble difficile pour certains de l’admettre.
En Espagne, la dictature franquiste et le national-catolocisme sont passés par là. La figure des Rois Catholiques est très romancée et iels ont été érigés en modèle puisque iels ont réussi à instaurer une unité confessionnelle en chassant les musulman.e.s et personnes juives d’Espagne.
Néanmoins, des résistances se mettent en place avec l’enjeu de faire connaître l’histoire et de mettre en lanterne les conséquences…
Toujours en Espagne, l’insulte “moro, mora” envers les muluman.e.s et/ou arabes est souvent utilisée en référence à cette période. Deux jeunes femmes issues de l’immigration on crée un espace safe et non mixte pour et par des femmes racisées afin d’échanger autour de la maternité et de la parentalité. Dans cet espace appelé jaima maternal elles souhaitent se ré-appropriées ce concept de “moro/mora” afin de le re-définir par elles-mêmes et de mettre en lumière le rapport de domination raciale qu’elles subissent. Un outil de réappropriation pour en faire quelque chose de positif !
FZ : Un autre point que je voudrais relever, la tolérance et la fameuse conviviencia propre à al-Andalus au Moyen-âge.
Les juifs et juives connurent l’antisémitisme très tôt sur le vieux continent et étaient exposé.e.s à des actes de barbarie innommables, une vie de lutte et de résistance perpétuelle menée dans la souffrance. L’arrivée des musulman.e.s changea la donne, iels furent enfin traiter de manière digne, aucune menace, aucune discrimination ne pesaient plus sur eux/elles, les chrétien.ne.s, quant à eux/elles, n’étaient pas traité.e.s injustement, l’équité était de rigueur en al-Andalus, ainsi les personnes de confessions juives prirent pleinement part à la vie en société et accédèrent à des postes prestigieux et participaient au foisonnement intellectuel, artistique, philosophique, scientifique etc que connaissait la péninsule.
Aujourd’hui, on entend certains discours occidentaux accusateurs dire que l’Islam serait porteur d’idées antisémites, que le monde arabe serait gorgé d’antisémites notoires amalgamant à dessein antisionisme et antisémitisme et ce, alors même que le sort réservé aux juifs/juives en Europe ait toujours été défavorable.
Je tiens à rappeler qu’il est primordial d’interroger l’histoire, aujourd’hui on entend dire que l’islamophobie est un droit en France, l’ignorance est cultivée, l’intolérance est attisée, et s’installe dangereusement un climat délétère au sein de notre société. Je terminerais par citer Ibn Rushd, plus connu sous le nom d’Averroès, philosophe cordouan musulman « L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, et la haine conduit à la violence. » Ainsi, il est crucial de raviver l’esprit d’al-Andalus pour envisager l’avenir plus sereinement dans un monde où la différence est la norme.
Édito écrit par Zahra, Fatima- Zahra et Elise
Si l’envie d’aller plus loin :
« Al-Andalus, Histoire essentielle de l’Espagne musulmane »
Abderrahim Bouzelmate, 2017
« Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne »
Juan Vernet, traduction Gabriel Martinez-Gros, 1985
« España musulmana »
E.Lévi-Provençal, Madrid, 1976
« Le rôle d’Al-Andalus dans la transmission des connaissances de l’Orient vers l’Occident »
Liliane Plouvier, 2006
« The Goths in spain »
Thompson, Oxford, 1969
« Nos ancêtres les Arabes »
Jean Pruvost, 2017
« Le chant d’al-Andalus – une anthologie de la poésie arabe d’Espagne »
Patrick Mégarbané, Hoa Hoï Vuong, 2011
« Le collier de la colombe »
Ibn Hazm, 1023 - Traduction G. Martinez-Gros, 2009
« Le guide des égarés »
Moïse Maïmonide, 1190 - Éditions Verdiers, 2021
« Poésie et musique arabo-andalouse : un chemin initiatique »
Amina Alaoui, 2009
« La cuisine d’Al-Andalus, les saveurs du partage »
Lucie Bolens, 2000
« Averroès, Ibn Rochd, Philosophe de l’humanité »
Abderrahim Bouzelmate, 2021
« Tarikh iftitah Andalus (“Histoire de la conquête d’al-Andalus”) »
Ibn al Qutiya (? Séville – 977, califat de Cordoue)
Œuvre-source qui figure parmi les premiers témoignages et récits de la présence musulmane dans la péninsule ibérique.